Le parcours de Soumia Malinbaum est celui d’une entrepreneure. Née dans le nord de la France et originaire du nord de l’Afrique, cette double culture a façonné son cheminement, caractérisé par une intégration via les études ainsi qu’une quête constante d’excellence et un sentiment d’urgence à trouver sa voie. Après des études de droit, elle plonge très tôt dans le secteur du numérique et dans un premier projet entrepreneurial. En 1991, elle fonde Spécimen, une entreprise de services numériques. Elle la cède au groupe Keyrus en 2006 et intègre l’équipe dirigeante du groupe, d’abord DRH puis Global Account Manager avant de devenir Vice-présidente Business Development et ESG. En 2024, elle rejoint JEMS comme Directrice Relations Extérieures & RSE. En parallèle de cette exploration de plus de trente ans dans le numérique, elle est élue Présidente de la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI) de Paris en 2021, devenant ainsi la deuxième femme présidente de l’histoire de la Chambre.
Voici quelques extraits de la conversation.
Quelles ont été vos premières expériences d’entrepreneure ?
Soumia Malinbaum : Malgré l’absence de modèles féminins dans l’entrepreneuriat, cette voie m’a intéressée très tôt. Après mes études de droit, j’ai commencé comme standardiste dans une entreprise en financement informatique, où j’ai rapidement progressé. Depuis lors, je suis restée dans le domaine des technologies et du numérique, suivant de près les évolutions incessantes de ce secteur.
Quatre ans après mon entrée dans le monde professionnel, j’ai été sollicitée pour participer à la création d’une entreprise et je me suis ainsi lancée dans un premier projet entrepreneurial.
J’ai fini par la quitter, ayant fait le constat d’une mauvaise gestion financière et de mon manque de contrôle sur les rênes de la société pour y remédier. J’ai alors fondé ma propre entreprise spécialisée dans les services numériques, Spécimen, en 1991. Je l’ai dirigée pendant 15 ans avant de la céder à Keyrus en 2006.
De mon point de vue, il faut tout faire en même temps. Il n’y a pas de moment distinct pour l’entrepreneuriat et pour fonder une famille. La création de Spécimen a coïncidé avec la naissance de ma deuxième fille, tandis que ma première expérience entrepreneuriale avait eu lieu en parallèle de la naissance de mon aînée. Malgré la charge mentale liée, cette approche permet de ne pas renoncer à certaines étapes, surtout pour les femmes qui cherchent à concilier carrière professionnelle et vie familiale.
Comment avez-vous appréhendé les enjeux d’égalité hommes-femmes à la tête de Spécimen dans les années 1990 ?
SM : En tant que femme à la tête de mon entreprise, et sans être ingénieure, plusieurs obstacles se sont dressés devant moi, exigeant que je m’adapte pour être crédible et compétitive. Mes interlocuteurs étaient souvent imprégnés de stéréotypes sexistes, démontrant des préjugés tenaces à l’égard du secteur du numérique. J’ai longtemps adopté des comportements masculins, cherchant à ressembler au monde dans lequel j’évoluais. Lorsque mon entreprise a commencé à être rentable, j’ai entrepris de lutter contre ces préjugés en recrutant davantage de femmes et en mettant en avant la compétence avant la différence.
En 2006, la crise des banlieues a été un véritable électrochoc pour moi. En voyant la banlieue brûler, j’ai décidé de m’engager de manière plus ouverte dans la lutte contre les discriminations et pour la promotion de toutes les formes de diversité. Depuis, mon engagement n’a jamais faibli.
Quelle place ont les femmes dans le secteur des technologies et du numérique ?
SM : L’absence des femmes dans le numérique est depuis longtemps un constat alarmant. Cependant, de nombreuses études révèlent une érosion de la féminisation de ce secteur depuis dix ans. Elle est particulièrement préoccupante dans les métiers de la data et de l’IA, où la représentation des femmes est inférieure à 4 %.
Dans la plupart des cas, les femmes sont donc en minorité, ce qui a des répercussions : en deçà d’un certain seuil, la minorité n’existe pas à travers son identité propre. Or, les entreprises du numérique sont responsables de la conception des algorithmes qui façonneront nos vies futures. Que les femmes n’y participent pas est source d’inquiétudes. La promotion des femmes dans la tech est donc un de mes chevaux de bataille, à la fois dans ma carrière professionnelle et en tant que présidente de la CCI Paris.
Selon vous, à quoi est due cette érosion dans le numérique ?
SM : À mon avis, il s’agit d’un enjeu lié à l’image, aux role models et à l’accessibilité des femmes à certains domaines. Il est donc impératif d’agir à trois niveaux.
Premièrement, les jeunes filles doivent être encouragées à s’orienter vers les disciplines scientifiques dès leur plus jeune âge.
Deuxièmement, il existe un défi d’attractivité. De nombreuses femmes ont une vision négative du numérique. Mettre en avant les liens entre ce secteur et les enjeux sociétaux – qui intéressent plus fortement les femmes – est un moyen de les attirer.
Troisièmement, la sensibilisation des dirigeants est indispensable face à la persistance des inégalités. Seules les personnes conscientes de cet enjeu peuvent le reconnaître, le comprendre et agir. Les entreprises mettent en place divers dispositifs pour favoriser l’inclusion au sens large, comme l’aménagement des horaires de travail ou la lutte contre le sexisme ordinaire, et ainsi améliorer la qualité de vie au travail.
Quel était l’enjeu pour vous de devenir présidente de la CCI ?
SM : Dès mon élection, j’ai élaboré une feuille de route en collaboration avec les élus et les équipes de la Chambre. L’égalité hommes-femmes devait y apparaître.
En tant que présidente, mon rôle est celui de role model, démontrant qu’il est possible pour une femme d’être à la tête d’une CCI même si je ne suis que la deuxième en un siècle à occuper cette fonction à Paris. Lors de ma première assemblée générale nationale des CCI, nous n’étions que 13 présidentes sur 122. La situation est différente parmi les élus : en prenant mon poste de présidente, j’ai exigé la parité et c’était aussi une demande du ministère de l’Économie, en lien avec le programme gouvernemental en faveur de la parité. Les listes électorales pour les CCI doivent dans ce cadre être paritaires.
Mon rôle est aussi d’être un relais amplificateur. Je m’engage à utiliser les ressources à ma disposition pour promouvoir et mettre en lumière les femmes dans l’entrepreneuriat. La liberté des femmes passe par leur capacité à entreprendre. L’entrepreneuriat doit être considér comme un moyen légitime d’accéder à l’indépendance, au même titre que la recherche d’emploi. Tout au long de mon mandat, je continuerai de sensibiliser les femmes, jeunes et
moins jeunes, à cet enjeu.
À Paris, 25 % des entrepreneurs sont des femmes ; en Île-de-France, ce chiffre atteint 28 % et au niveau national, il s’élève à 30 %. Ces statistiques ont motivé le lancement à la CCI Paris d’un programme pour les femmes entrepreneures, « Boost Entrepreneurs au Féminin », et ont permis de surmonter les réticences initiales à consacrer un programme aux femmes. Selon des études de France Invest et de la Bpifrance, les femmes reçoivent moins d’attention lors de la présentation de leur plan d’affaires et consacrent moins de temps au networking. Seuls 2 % des fonds sont levés par des entrepreneures. L’objectif du programme est donc de leur fournir une boîte à outils pour les aider à surmonter ces obstacles.
En quoi consiste le programme « Boost Entrepreneurs au Féminin » ?
SM : Le programme s’étend sur une année et comprend huit ateliers. Un des objectifs principaux est de professionnaliser l’entrepreneuriat pour que les participantes puissent poursuivre leur activité entrepreneuriale avec succès ou réintégrer le marché du travail salarié en valorisant cette expérience. C’est pourquoi je suis aussi en pourparlers avec l’ESCP, une des écoles de la CCI Paris Île-de-France, pour que Boost devienne une formation certifiée. La
formation des entrepreneurs est cruciale pour pérenniser les entreprises, mais aussi pour maintenir leur « employabilité ». Elle reste toutefois aujourd’hui trop peu développée, pour les femmes comme pour les hommes.
Les Boosteuses sont également parrainées par des élus de la Chambre, ce qui leur permet de bénéficier d’un mentorat en dehors des ateliers. Cette approche contribue à combattre l’isolement souvent ressenti par les entrepreneurs en créant une famille entrepreneuriale.
Le programme entre dans sa deuxième année et comprend désormais deux volets : Early stage et Boost Développement, respectivement destinés aux entreprises en activité depuis un à trois ans et aux entreprises plus matures, actives depuis plus de trois ans. Ce deuxième volet a été créé pour répondre aux difficultés rencontrées par des entrepreneures plus expérimentées : une fois lancées, elles se trouvent confrontées au défi de l’accès au marché.
Cet enjeu de l’accessibilité économique est général aux PME et TPE pour deux raisons majeures. D’une part, les grandes entreprises bénéficient de certains avantages pour accéder aux marchés et favorisent elles-mêmes les grands fournisseurs. D’autre part, les exigences du marché sont souvent hors de portée des petites structures, d’où l’intérêt d’un accompagnement dédié.
Je promeus ce programme en Île-de-France et au niveau national. Le dispositif est prêt à être déployé ; des indicateurs de pilotage nous permettent d’évaluer son impact, tout comme les témoignages recueillis en fin d’année. Les retours sont extrêmement positifs, mais le travail doit se poursuivre. Boost est aujourd’hui déployé par la CCI Hauts-de-France et sa présidente et par la CCI Hauts-de-Seine. Des initiatives similaires voient le jour en France, menées notamment par des associations, et méritent d’être encouragées.
Selon vous, quelles sont les clés de succès pour atteindre l’égalité hommes-femmes ?
SM : La participation active des hommes est une clé essentielle de succès, car l’égalité entre les genres bénéficie à tous. L’implication de toutes les parties prenantes dans la prise de décision est en effet essentielle pour répondre aux défis de demain. Comme le disait Mandela : « Ce qui est fait pour nous sans nous est fait contre nous ». Il est impensable de concevoir, construire ou fabriquer pour une autre catégorie de personnes sans leur participation.
Nous devons donc co-construire en valorisant notre identité et notre singularité, sans jamais les occulter comme j’ai malheureusement dû le faire il y a 30 ans. Bien que le racisme et le sexisme ordinaires soient désormais interdits, une forme de sexisme pernicieux persiste et nécessite notre vigilance. Celle-ci permet de poursuivre la déconstruction de nos imaginaires et de nos stéréotypes de genre, en s’efforçant de rassembler tout le monde autour d’un même
objectif d’égalité.