Parité
10 min

Parité en portraits #5 : Carole Chrétien

‍Pour ce nouvel épisode, Paris-Île de France Capitale Économique a rencontré Carole Chrétien
Auteur
Juliette Podglajen
Publié le
13/6/2024

Son parcours à la frontière des secteurs public et privé nous offre une perspective variée, et c’est particulièrement sa vision unique, façonnée par ses études en philosophie, qui nous invite à prendre du recul sur les questions de parité hommes-femmes.

Carole Chrétien est issue d’une formation atypique, alliant philosophie, sciences politiques et école de commerce. Cet atypisme a fortement influencé son parcours. Elle a débuté chez Arthur Andersen dans l’audit avant de se tourner vers le secteur public, occupant des postes de direction en collectivités locales, puis dans des cabinets ministériels. En 2012, elle devient directeur général du Commissariat à l’internationalisation des entreprises à Bercy avant de se diriger à nouveau vers le secteur privé en tant que directeur du développement de Ricol Lasteyrie Corporate Finance. Elle occupe ensuite le poste de directeur général délégué au MEDEF. Elle intègre le CNRS en 2019 comme directrice des relations avec les entreprises, après un bref intermède dans une startup. Une carrière axée sur la relation entre le public et le privé, conseillant des décideurs de premier plan dans ces deux mondes.

Voici quelques extraits de la conversation.

Quel a été votre parcours ?

Carole Chrétien : J’ai commencé par des études de philosophie. J’aime le rappeler car c’est une formation d’excellence, quel que soit le métier visé par la suite. J’ai également poursuivi un DEA de sciences politiques à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne avant d’entrer à l’ESSEC. Cette triple formation était alors considérée comme atypique et différenciante. Elle a selon moi compté dans la suite de mon parcours : dans certains milieux majoritairement masculins, elle a permis de justifier ma présence. 

Ma carrière professionnelle a débuté dans l’audit chez Arthur Andersen, un des « Big Five ». C’était un monde très masculin et compétitif. La dénomination « Big Five » laisse entendre la tonalité de l’époque : elle fait référence aux cinq animaux stars des safaris en Afrique (lion, éléphant, léopard, buffle, rhinocéros), réputés pour avoir été les plus dangereux à chasser.

Après cette expérience de deux ans dans l’audit, je suis partie en collectivités locales comme directeur de cabinet et directeur général des services à la mairie de Chantilly, puis comme directeur de la stratégie à l’Agglomération de la région de Compiègne. 

En 2010, ce fut la découverte du monde des cabinets ministériels, d’abord celui du ministre de l’Espace Rural et de l’Aménagement du Territoire Michel Mercier, puis celui du ministre de la Ville Maurice Leroy. Je suis partie en 2012 pour Bercy afin de diriger le Commissariat à l’internationalisation des entreprises avant de retourner dans le privé dans le cabinet de conseil financier Ricol Lasteyrie Corporate Finance. 

En 2014, j’ai intégré le MEDEF en tant que directeur général délégué et secrétaire général pendant quatre ans. J’ai ensuite brièvement travaillé avec une startup avant d’arriver au CNRS en 2019 au poste de directeur des relations avec les entreprises. 

Les deux fils conducteurs de ma carrière ont toujours été la relation entre le public et le privé et le conseil aux décideurs de ces deux mondes. Lors de mes expériences dans le secteur public, j’ai été conseillère de deux ministres et j’ai eu la chance d’exercer des fonctions très opérationnelles auprès du maire de Chantilly, Éric Woerth – lui-même ancien ministre – et du président de l’agglomération de Compiègne, Philippe Marini, qui a également été président de la Commission des finances au Sénat. Au MEDEF, j’ai eu l’opportunité de rencontrer de nombreux patrons de toutes tailles et types d’entreprises. Aujourd’hui, je travaille avec des scientifiques de renommée mondiale. Mon parcours m’a menée de l’action publique à la science, en passant par le secteur privé, tout en maintenant des liens étroits avec chacun de ces domaines.

Comment avez-vous appréhendé la parité hommes-femmes dans les collectivités locales, par comparaison au secteur privé ?

CC : Les postes de direction générale en collectivités locales étaient à l’époque occupés en très grande majorité par des hommes. Quand, alors que j’avais 26 ans, Éric Woerth m’a confié la direction générale des services de la mairie de Chantilly, c’était un évènement !

Chez Arthur Andersen, il y avait dans les jeunes recrues autant d’hommes que de femmes, mais ce n’était pas le cas au niveau de la direction générale. Ma nomination au MEDEF par le président Pierre Gattaz s’est déroulée dans un contexte similaire. Je cumulais les éléments différenciants, à la fois des fonctions de direction, le fait d’être une femme et d’avoir moins de 40 ans. Si ma nomination montrait une volonté de mixité, la réalité illustrait le déséquilibre : au conseil exécutif, il n’y avait que 6 femmes sur environ 40 à siéger en tant que présidente de fédérations professionnelles ou de MEDEF territoriaux. La représentation féminine à la tête de ces organisations était en effet limitée.

Quel que soit le secteur, ce qui a toujours été remarquable, c’est d’être une femme à un poste de direction. Le déséquilibre de représentation conduit souvent à l’isolement des femmes à ces postes de direction. C’est cette solitude qui est peut-être l’aspect le plus pesant.

Quelles sont les conséquences du manque de parité et de la solitude des femmes dans les instances dirigeantes selon vous ? 

CC : Si je prends du recul sur mes différentes expériences, plusieurs problématiques émergent.

À mon arrivée chez Arthur Andersen, les postes d’entrée étaient répartis de manière équilibrée entre hommes et femmes. Cependant, les stéréotypes de l’époque sur la compatibilité entre vie familiale et carrière de dirigeante ont créé des obstacles pour les femmes. Les ambitions se retrouvaient diminuées par le souhait de fonder une famille et d’avoir des enfants.

À la mairie de Chantilly, j’ai surtout été frappée par les motivations divergentes derrière l’implication en politique des femmes et des hommes. Les femmes s’investissaient essentiellement pour servir la ou les causes tandis que les hommes cherchaient avant tout à faire carrière. 

Au MEDEF, le faible nombre de femmes impliquait des difficultés à faire entendre non pas leur voix, mais leurs voies. Certains sujets qu’elles voulaient pousser ne passaient pas du fait de la majorité masculine. 

Au CNRS, beaucoup d’actions ont été entreprises. Les corps de chercheurs sont paritaires ; de nombreuses femmes occupent des fonctions supports, y compris à des postes de directeurs comme le mien. Ce qu’il reste à féminiser sont les directions des instituts scientifiques. De même, les quatre postes de direction générale – PDG et 3 DGA – sont actuellement occupés par des hommes. Des femmes ont déjà été dans le top management, notamment Catherine Bréchignac, mais la parité n’y est pas encore atteinte.

Quelles sont les étapes à passer pour atteindre la parité ? Est-ce simplement une question de temps ou des freins sont-ils à lever ?

CC : Au CNRS, nous avons une mission pour la place des femmes et, en 2024, nous avons remporté le prix européen de l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce prix a été créé en 2023 à l’initiative de la Commission européenne et vise à mettre en lumière les résultats et les efforts réalisés par les établissements publics de recherche. Le CNRS peut donc être considéré comme exemplaire et les efforts engagés doivent se poursuivre pour atteindre l’échelon des directions des instituts et de la direction générale.

Au regard de la société, l’effet générationnel entre en jeu. Aujourd’hui, la question de la parité se pose différemment, en partie en raison de l’évolution des attentes des hommes en matière de parentalité. Les demandes de ces derniers pour passer du temps avec leurs enfants, respecter les horaires de la crèche ou pour allonger le congé paternité contribuent in fine à faire avancer la cause des femmes. Encore une fois, cela témoigne d’un déséquilibre mais cela profite à tous, aux parents hommes et femmes, aux enfants, et à la société en général. 

Il y a aussi une question philosophique qui va au-delà de la parité. Celle-ci n’est pas un enjeu de pouvoir, mais de vivre ensemble et de bonne société. Un exemple phare est lié à la sécurité routière : 84 % des accidents mortels sont causés par des hommes. Sans mauvais parallélisme, la sensibilité au risque n’est pas la même selon les individus et cela pose question dans la conduite d’une organisation, que ce soit une collectivité locale, un État ou une entreprise. J’aimerais que les dirigeants soient choisis en fonction de déterminants psychologiques – capacité à prendre des risques mais aussi à les maîtriser, à préserver le patrimoine collectif au détriment d’une émotion individuelle, à entraîner ses équipes – plutôt que sur des compétences techniques ou la réussite de telle école. 

Par exemple, dans le domaine politique, le choix se fait dans les démocraties sur la base d’une campagne et d’une élection. Le candidat est un compétiteur. Dans le passé, les femmes n’allaient pas aux élections parce qu’elles se disqualifiaient en amont et avaient tendance à s’écarter de tout ce qui relevait de la compétition, se retrouvant ainsi à des postes de gestion. En l’état actuel, les femmes sont élues sur les mêmes critères de compétition, ce qui reproduit les mêmes inégalités. Une approche pourrait consister à former des duos de candidats afin d’équilibrer les profils et les atouts de chacun. Dans les grandes entreprises, des quotas font avancer la cause dans les instances dirigeantes, mais cela ne touche pas aux obstacles qui se présentent sur les dernières lignes droites pour les postes de directeur général ou de président.

Les formations en sciences dures et de l’ingénieur et les métiers qui en découlent sont caractérisés par une plus forte proportion d’hommes. Que pensez-vous de ce déséquilibre ? 

CC : Il est vrai que dans les métiers de l’ingénieur et de façon générale dans les sciences dites dures, les femmes sont moins présentes. De nombreuses initiatives voient le jour pour pallier cela. Par exemple, Elisabeth Borne a rejoint en tant que porte-parole Sistemic, une initiative pour augmenter la présence des femmes dans les filières scientifiques et technologiques. Il faut saluer et accompagner ces initiatives, dans un monde actuel fortement influencé par le numérique et par l’ingénierie.

En tant que philosophe, je souhaite cependant faire un pas de côté : ne faut-il pas également remettre en question ce monde actuel influencé et dessiné par le numérique et par l’ingénierie ? On cherche à attirer les jeunes femmes vers des univers plutôt froids et digitaux alors que ces dernières préfèrent aujourd’hui les sciences humaines, l’intelligence collective, le relationnel, la compréhension de l’histoire et des autres. Pourquoi ne pas écouter cette inclinaison ? Cela fait également écho au souhait des jeunes générations d’aller vers un monde moins rythmé par la technologie, avec plus de temps pour les interactions humaines. 

Je n’oppose pas cette réflexion aux initiatives en cours, mais les deux approches doivent être considérées. Si le monde doit être humain, il est nécessaire de s’intéresser aussi à toutes les disciplines consacrées à l’humain, et de leur accorder la même valeur que les sciences dites dures.

 

Quel type de solutions mettre en place pour accélérer le mouvement vers la parité hommes-femmes ? 

CC : Tout changement est d’abord et avant tout culturel. 

Nous devons réaffirmer des valeurs parfois négligées ou reléguées au second plan, comme la vision du temps long, la compréhension et l’écoute mutuelle, plutôt que la rapidité, l’obsession des résultats et la compétitivité. Certains jugeront que ces valeurs sont féminines plutôt que masculines. Bien que les représentations liées à chaque genre influencent la façon dont on agit, il faut néanmoins se garder de tout jugement de valeur.

Par exemple, dans la gestion des ressources humaines, exiger des managers qu’ils comprennent les raisons de l’échec d’un collaborateur et évaluent les mesures qui pourraient l’aider serait dans certaines entreprises un changement culturel de taille et favoriserait la qualité de vie au travail et l’égalité des chances. 

Comment amorcer un tel changement dans les organisations ?

CC : Une première étape consiste à transformer les imaginaires de la société. Beaucoup de progrès sont faits aujourd’hui : le film Barbie de Greta Gerwig est un modèle exemplaire de ce qui peut être diffusé à la fois pour changer les imaginaires et également pour amorcer des discussions. La deuxième étape est de valoriser ce qui doit l’être dans l’organisation, en repensant les objectifs de long terme. La troisième et dernière étape est de donner les mêmes conditions d’accès à tout le monde. Ces étapes peuvent être concomitantes et se renforcer mutuellement.

Êtes-vous inquiétée par des tendances qui pourraient être un frein au changement culturel ?

CC : Le recul des droits des femmes dans le monde et le recul des démocraties m’inquiètent. Les deux sont d’ailleurs liés. La question de l’avortement aux États-Unis est un drame, et nous pouvons nous féliciter d’avoir inscrit ce droit dans la Constitution. C’est une avancée considérable. Malheureusement, la situation varie d’un pays à l’autre, et la promotion et la protection des droits des femmes demeurent un enjeu mondial pour les mouvements féministes. 

A contrario, une tendance actuelle vous donne-t-elle de l’espoir ? 

CC : Je crois beaucoup aux générations qui arrivent. Elles donnent une nouvelle inflexion et interrogent le triptyque « être, avoir, faire ». 

Les générations précédentes sont en effet marquées par l’importance de l’« avoir » et de la consommation. Concernant le « faire », le modèle prévalent était de gagner de l’argent pour consommer, « faire » pour « avoir ». Les nouvelles générations interrogent ces notions : qu’est-il important d’avoir ? Qu’est-ce qu’il faut faire ? Réussir à tout prix dans l’entreprise est-il une nécessité ? 

Au cœur de cette réflexion se trouve la question fondamentale de l’« être » : que veut-on être ? Que devrait-on être ? Que peut-on être ? C’est une question qui se pose à chacun en tant qu’individu et à la société.

Quel a été votre parcours chez EY ?

Dorothée Belle : J’y suis entrée en tant que stagiaire en 2007. EY était alors l’un des rares cabinets de conseil à Paris à avoir beaucoup investi sur un secteur qui me passionnait : le secteur public. Depuis lors, j’ai vécu l’équivalent de dix carrières dans cette entreprise où les évolutions et les opportunités sont perpétuelles. Je suis devenue associée en 2020, en pleine pandémie de Covid-19.

Je distingue trois étapes différentes dans mon parcours de consultante. D’abord, une période d’apprentissage pendant laquelle j’ai travaillé sur une grande diversité de missions à la fois dans le public et le privé, animée par ma soif de relever des défis. Ensuite, une phase de consolidation pendant laquelle j’ai rapidement pris des fonctions managériales en encadrant d’importantes équipes de consultants. Enfin, une phase de développement des activités du cabinet. J’ai d’une certaine manière développé ma propre entreprise au sein de la grande entreprise, avec une vision claire de là où il fallait aller pour aider mes clients.

Je suis aujourd’hui au sein du cabinet en charge du développement de nos activités de conseil et des questions de diversité, équité et inclusion pour les activités de conseil d’EY en France. À ce titre, j’impulse la stratégie d’EY Consulting en France et en Europe sur ces thèmes.

Quels sont les enjeux de parité hommes-femmes chez EY ?

DB : Il n’est pas nouveau que le monde du conseil, comme d’autres secteurs, peine à présenter un équilibre en termes de genre, notamment sur les postes de direction générale. Plusieurs raisons ou croyances l’expliquent : des horaires de travail exigeants, des déplacements, un mythe ancien selon lequel il est impossible d’avoir une vie personnelle. À mes débuts, il existait une idée reçue selon laquelle la progression professionnelle des femmes ralentissait de deux ans par enfant. Heureusement, les choses ont beaucoup évolué, et je peux dire sans mentir dire qu’avoir une famille et des enfants n’a jamais été un frein à ma carrière chez EY.

Dans le conseil, les enjeux de parité se manifestent dès le recrutement et tout au long de la progression dans l’entreprise. Au niveau du recrutement, nous recevons par exemple moins de candidatures de jeunes femmes que de jeunes hommes. Les écoles d’où proviennent nos recrues, notamment les écoles d’ingénieurs et dans une moindre mesure les écoles de commerce, ne sont pas paritaires en sortie. En début de carrière, la répartition est d’environ 45 %
de femmes pour 55 % d’hommes. Cependant, un écart significatif apparaît à partir du grade de manager (après environ six ans d’expérience), et ce décrochage se creuse jusqu’au grade d’associé.

Aujourd’hui, en consulting, on compte 10 femmes associées, sur 63. Lors des réunions d’associés, nous n’existons que marginalement dans les échanges du simple fait de notre nombre, et avoir de l’impact en interne est difficile. Cela vaut pour toutes les minorités : pour se faire entendre, il faut parler fort et occuper beaucoup d’espace, ce qui demande de l’entraînement.

Selon vous, à quoi est dû ce décrochage progressif des femmes dans leur carrière ?

DB : Le vrai problème est le manque de projection des femmes dans les fonctions de directions générales. L’absence de « role models » donne l’impression que devenir associée est impossible. Dans mes jeunes années de consultante, neuf années se sont écoulées sans qu’une femme ne soit promue associée. Dans ce contexte, de nombreuses femmes managers jettent l’éponge. Les retenir est alors difficile car au moment où nous nous rendons compte du décrochage, elles ont déjà démissionné et souvent trouvé un autre poste.

Cette tendance a été accentuée par un phénomène récent : l’effet de départ post-Covid, qu’on a appelé la « grande démission », concernait notamment les femmes, qui ont choisi de chercher de nouvelles opportunités ailleurs pour reprendre leur souffle.

Pourquoi une entreprise comme EY doit s’intéresser à la parité ?

DB : Selon moi, une entreprise qui ignore ce sujet ne pourra pas rester attractive dans les quinze prochaines années. En tant que cabinet de conseil, nous vendons des talents, et négliger cet enjeu serait une erreur de stratégie majeure. Pour qu’une entreprise ait un impact durable, soit résiliente et continue à attirer des talents, promouvoir la parité hommes-femmes et la diversité doit être une priorité. Mon objectif est notamment d’augmenter le nombre de
femmes associées chez EY. De manière générale, les Comex des entreprises doivent être paritaires, car c’est à ce niveau que les décisions influençant le middle management et les équipes sont prises.

Chez EY, nous constatons que les équipes dirigées par des associées sont généralement plus paritaires et présentent une plus grande diversité culturelle, ethnique, d’âge, et incluent davantage de salariés en situation de handicap. Cela améliore la qualité de vie au travail et crée un environnement plus inclusif, ce qui optimise le fonctionnement de l’entreprise, et donc in fine sa performance. Les équipes diverses et paritaires sont extrêmement performantes : peu
de dépassements d’honoraires, activité commerciale florissante, forte rétention. Des études d’Oxford montrent également un lien entre la diversité sous toutes ses formes et la performance des entreprises. Cet argument est convaincant.

La compétitivité est également en jeu. Nous avons déjà perdu des contrats en présentant des équipes peu diverses. Pour remporter de nouveaux marchés, l’égalité hommes-femmes et la diversité au sein des équipes de consultants sont des critères gagnants et différenciants auprès de nos clients qui cherchent des équipes qui reflètent la société dans laquelle nous vivons.

Malgré ces arguments – attractivité, performance, compétitivité -, le sujet de la parité reste essentiellement porté par des femmes. Peu d’hommes prennent la parole et, sans femmes dirigeantes, les décisions pour la parité et la diversité ne sont pas prises.

Certaines tendances sont toutefois encourageantes. Nous venons de nommer une femme à la tête de nos activités d’audit en France, cela ouvre des perspectives. La nouvelle génération de dirigeants hommes, ceux de 40-50 ans, est plus ouverte et veille à ce que des femmes soient considérées pour chaque promotion. Ils acceptent également d’être remis en question. Cette nouvelle génération contribuera à rééquilibrer la situation.

Que mettez-vous en place chez EY pour corriger ces déséquilibres ?

DB : Nous travaillons globalement sur quatre axes.

Le premier axe est le recrutement. Nous avons lancé chez EY les programmes de recrutement dédiés aux femmes. Se présenter aux processus de recrutement dans les grandes entreprises peut en effet être un premier élément bloquant pour les candidates. Un événement dédié crée un climat de confiance idéal pour exprimer leur potentiel. Les associés y participent, offrant un aperçu de la vie dans le conseil. J’ai discuté avec ces jeunes femmes et elles sont bien plus exigeantes que je ne l’étais à mes débuts. Elles veulent tout réussir, donner du sens à leur travail et que tout s’imbrique. Cela pose la question du taux de progression : EY a calculé que, si nous continuons au même rythme, il faudrait attendre 150 à 200 ans pour atteindre la parité
dans les entreprises. Les nouvelles générations n’attendront pas autant !

Un deuxième axe est la parentalité. Je nourris l’ambition que les entreprises allongent la durée du congé paternité pour rendre les actions de parentalité plus équitables en entreprises, et parce que ce sujet concerne autant les hommes que les femmes. Les mentalités évoluent et cela contribue au rééquilibrage. Les jeunes papas assument beaucoup plus leurs responsabilités parentales qu’auparavant.

Troisièmement, je soutiens nos réseaux internes. Avec 6 000 employés en France, EY voit fleurir de nombreuses initiatives collectives. Le réseau Elles & You travaille sur l’inclusion de tous, en interne comme en externe. Le réseau Unity, dédié aux personnes et alliés LGBT+, promeut l’inclusion des personnes LGBT+ dans l’entreprise. Un réseau récemment créé vise à mieux intégrer les neurodivergences en adaptant les conditions de travail et les missions. Que chacun puisse, avec ses forces et ses faiblesses, se développer et s’épanouir dans notre grande entreprise est le principe même de l’équité.

Le quatrième et dernier axe est la rétention et promotion des talents. Deux programmes que nous avons créés y participent : Prima Donna et Career Watch. Prima Donna est un programme de coaching pour les femmes consultantes seniors expérimentées. Des coachs les aident à se projeter, à gagner en assertivité, à oser s’affirmer dans leur carrière. Career Watch, destiné aux Senior Managers considérés comme hauts potentiels, forme des binômes de
mentoring entre ces femmes et nos associés. L’objectif est de les encourager à prendre des risques, s’exposer, et à décrypter les dernières étapes pour passer associée.

Petit à petit, grâce à un travail collectif et acharné, nous créons les conditions nécessaires pour que les talents féminins se développent. Nous n’avons jamais promu autant de femmes associées que ces six dernières années. Nous sensibilisons également les associés à faire un gender check pour les recrutements, la composition des équipes et les promotions.

Comment se situe la France par rapport à d’autres pays ?

DB : Selon l’étude EY que nous avons réalisée récemment « EY European DEI Index 2024 »(Source : Étude « EY European DEI Index – February 2024 ». L’étude a été menée auprès de 900 dirigeants et 900 employés, dans 9 pays européens (Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Portugal et Suisse)), qui évalue le niveau d’inclusivité des entreprises en Europe, la France se classe 7e sur 9 pays analysés, ce qui n’est pas un résultat satisfaisant.

Ce retard français est difficile à expliquer, mais, selon moi, découle en partie d’un héritage culturel où les hommes occupent encore la grande majorité des postes de décision. Encore aujourd’hui, dans la plupart des secteurs, les modèles féminins sont peu nombreux. Ce n’est que récemment que nous avons vu la première femme être élue présidente de l’Assemblée nationale.

Cette étude montre aussi que seules 7% des entreprises européennes ont construit une véritable culture inclusive sur le lieu de travail. Les entreprises ont une véritable responsabilité et ne jouent pas encore assez le jeu. La loi Rixain pourrait avoir des effets plus significatifs que la loi Copé-Zimmermann en ciblant les Comex. Cependant, il faudra probablement une génération de plus par rapport à d’autres pays pour corriger ce déséquilibre.

Quels sont les freins à dépasser selon vous ?

DB : Il existe deux types de freins : ceux contre lesquels nous pouvons agir en interne au sein de l’entreprise et les freins externes.

En ce qui concerne les obstacles externes, il est crucial de prendre en compte les inégalités dès le début de la chaîne, notamment à l’école. Par exemple, la représentation des femmes dans les domaines de la technologie et du numérique a diminué au cours des dix dernières années, alors que ces secteurs seront parmi les principaux employeurs en France dans les années à venir.

En tant qu’acteurs du conseil, la transformation digitale constitue une part significative de nos activités aujourd’hui, et cela va progresser. Cette problématique a été soulignée, notamment, dans un rapport du Haut Conseil à l’Égalité (Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (2023). « La Femme Invisible dans le numérique: le cercle vicieux du sexisme », 7 novembre 2023). La récente réforme du lycée a malheureusement contribué à éloigner les femmes des filières scientifiques. Pour contrer cela, nous organisons par exemple chez EY des hackathons dédiés aux femmes, alimentons un réseau européen « Women in Tech », afin de démontrer que les nouvelles technologies, notamment l’intelligence artificielle générative, sont l’affaire des hommes et des femmes.

EY est également très engagé dans la lutte contre le sexisme et le harcèlement en entreprise. Nous avons cofondé en 2018 l’initiative #StOpE, Stop au Sexisme Ordinaire en Entreprise, en partenariat avec Accor et L’Oréal France. En 2024, cette initiative compte désormais 270 signataires.

Un point d’attention est cependant à noter : la multiplication des initiatives en faveur des talents féminins a parfois donné l’impression à certains hommes que plus rien n’était fait pour eux, ce qui n’est pas vrai. Établir et encourager le dialogue est essentiel pour surmonter cette perception et expliquer pourquoi de telles actions sont nécessaires.

Je nourris l’ambition qu’un jour, hommes et femmes auront devant eux un chemin présentant les mêmes conditions, rendant ainsi les politiques de diversité obsolètes, et que la parité et l’égalité deviendront des acquis incontestables de notre société, et des entreprises en France.

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